Elle tendait souvent les bras vers son père, petite, pour qu'il la porte, pour être aussi haute que lui. Ses yeux brillaient d'admiration. Elle caressait sa joue rugueuse en lui demandant si un jour, les choses s'arrangeraient, s'ils seraient riches et s'ils auraient l'estomac rempli. Il lui répondait que oui, que sa petite princesse mangerait un jour à sa faim et qu'elle possèderait tout ce qu'elle voudrait. Elle souriait et hochait la tête. Elle n'était pas convaincue mais voulait croire en lui. Si elle ne croyait pas en son père, qui le pourrait ? Elle entendait souvent sa mère crier, soutenant qu'il n'était qu'un incapable et un bon à rien, qu'elle ne se souvenait même pas pourquoi elle l'avait épousé. Pas pour l'argent en tout cas. L'amour ? Sasha n'y pensait même pas. Trop de cris, trop de larmes. Elle avait essayé de jouer les intermédiaires, s'interposant entre un père qui baissait la tête sous les insultes et une mère excédée qui ne supportait plus la misère. Et lorsque sa petite voix n'était pas suffisante, ses mains pas assez rassurantes, elle les laissait, triste de ne pouvoir rien changer et allait se réfugier dans la chambre qu'elle partageait avec ses deux petits frères. Si elle ne pouvait rien faire pour ses parents, peut-être le pourrait-elle pour ses frères, ces deux petits bouts qui la regardaient avec de grands yeux larmoyants. Alors elle les prenait contre elle, les berçait en chantonnant de vieilles chansons que son père avait l'habitude d'écouter autrefois.

Les années passaient, les cris ne cessaient pas et son père ne pouvait plus la porter. Elle ne pouvait plus se tenir aussi haute que lui. La jeune fille relevait le menton fièrement, gardant ses frères près d'elle, leur apprenant aussi à rester fiers, piquant sur un étalage une ou deux sucreries pour qu'ils n'oublient pas qu'ils étaient encore de petits garçons et qu'ils pouvaient compter sur elle. Comme elle comptait sur son père. Il travaillait de plus en plus, le salaire ne suffisait pourtant pas. Mais l'oncle Lev, lui, il avait trouvé du travail. Un bon travail qui réussirait à faire vivre toute la famille. Elle n'aimait pas trop l'oncle Lev mais s'il avait trouvé quelque chose de bien pour son père... Un soir, elle entendit ses parents discuter, longuement et plutôt calmement sur son départ. Elle observait, muette, discrète, alors que ses frères dormaient. Ce travail, il était aux États-Unis. Ses yeux s'écarquillèrent. L’Amérique. Elle pouvait presque voir les liasses de billets dans ses mains pour acheter de quoi manger et de quoi habiller ses frères. L'oncle Lev emmenait son père aux États-Unis. Là-bas, il y avait toujours du travail et on gagnait bien sa vie. On y vivait bien... Elle réussit à convaincre ses parents. Elle se débrouillait pour l'anglais, elle promettait d'aider à la maison et d'aider pour le travail en cas de besoin. Sa mère eut du mal à l'accepter. Elle ne serait plus là pour s'occuper de ses frères et pour aider à tenir la maison. Et puis, c'était sa fille, sa seule fille, et les États-Unis étaient si loin... Tant pis, s'il y avait espoir de vivre un jour dans de meilleures conditions, sa fille pouvait bien partir. Sa mère ne la regarda pas partir, ne lui dit pas au revoir. Sasha ne devait pas se retourner, ne devait pas écouter ses frères pleurer et la supplier de rester. Si elle se retournait, elle ne partirait jamais. Elle faisait ça pour eux. Un jour, elle reviendrait et cette fois, elle viendrait les chercher et les emmènerait dans sa grande maison avec un grand jardin pour qu'ils puissent y jouer. Un grand frigo et des placards toujours remplis.

On lui avait dit qu'en Amérique, tout y était grand : les voitures, les hamburgers, les trottoirs, les buildings... Tout. Même la pauvreté y était grande. Pas autant qu'en Russie, mais elle était là, bel et bien là. Malgré tout, l'oncle Lev leur avait trouvé un petit appartement avec un loyer pas très cher dans une grande ville où ils auraient du travail. Son père n'eut pas les moyens de l'envoyer à l'école, ce qui arrangea l'oncle Lev ; après tout, ils avaient besoin que la maison reste propre et qu'elle se tienne prête s'ils avaient besoin d'elle. Son père ne lui demanda jamais rien, conscient qu'elle n'était encore qu'une petite fille. Cela n'empêcha pas Sasha de rentrer parfois avec quelques dollars en poche et de quoi manger. Il ne posa jamais de question, il la laissait faire. Gotham n'avait rien d'une ville tranquille, surtout la nuit, et elle en avait fait son terrain de chasse. Dans ce genre de villes, les gens sont pressés, ne font plus attention à rien et ne se retournent pas lorsqu'on les bouscule, n'appellent pas à l'aide lorsqu'ils remarquent que leurs poches sont vides. Elle n'avait jamais appris à ses frères à voler. Ce n'était pas quelque chose dont elle était fière, ce n'était pas quelque chose qu'elle voulait faire toute sa vie et ce n'était pas ce qu'elle voulait leur enseigner. Pour le moment, c'était la seule chose qu'elle pouvait faire pour aider son père. C'était aussi une façon de remercier l'oncle Lev, même si parfois elle avait l'impression qu'il avait simplement remplacé sa mère avec ses cris et ses crises de colère. La ville n'était pas sûre et ne représentait en rien la grandeur des États-Unis mais c'était mieux que ce qu'elle avait connu. Et elle connaitrait mieux après, elle en était persuadée. Elle en était persuadée jusqu'à ce jour où son père rentra en catastrophe, totalement apeuré et déboussolé. Elle ne l'avait jamais vu comme ça. Sans réfléchir davantage, elle avait aidé son père à emballer le peu qu'ils avaient. Elle se souvenait juste de la hâte dans laquelle elle avait rangé ses quelques vêtements, ses livres d'anglais et les cadeaux pour son frère, la peur sur le visage de son père et celle qui rongeait peu à peu son estomac ainsi que le bruit de la porte enfoncée.

Il y avait ce rêve qui revenait sans cesse : le noir, le froid, un froid différent de celui qu'elle avait connu chez elle, et les liens qui meurtrissaient ses membres. Elle était attachée à une table, son visage lui brûlait, elle avait du mal à le bouger, quelque chose clochait. A côté d'elle, son père qui n'était plus vraiment son père, on l'avait changé, transformé, lobotomisé. Elle retint un cri désespéré et se débattait en vain sur la table. Il y avait cet homme aussi, un homme plutôt grand avec un tablier de boucher et un masque particulier. Les mots sortirent enfin. Elle hurlait, demandant ce qu'on avait fait à son père, à son visage, qui était cet homme face à elle. C'est étrange comme un rêve pouvait paraitre très réaliste, trop peut-être. Elle se sentit frissonner, transpirer, trembler et elle était seule. Personne ne viendrait et elle savait qu'elle finirait comme son père. Non, elle ne pouvait pas s'y résoudre, ce n'était pas possible. Dans son rêve, elle était forte, plus forte qu'elle ne l'avait jamais été et elle ne cessait de se débattre, de faufiler ses mains et ses pieds hors des liens qui la maintenait à la table. Et comme tombé du ciel, il y eut un oiseau bleu qui vint stopper l'homme au masque. Idiote qui pensait que quelqu'un était là pour la sauver. Elle ne pouvait compter que sur elle. Puis il y eut une lumière vive et cette chaleur étouffante. Elle toussait, continuait à se battre contre ses liens et finit par s'en défaire. La fumée envahissait la pièce et elle fut rapidement séparée de son père. C'était trop tard. Elle tourna un instant autour d'elle, cherchant le justicier. Petite idiote, les justiciers, ça n'existe pas. Elle serra les poings de rage et s'enfuit. Ce n'était pourtant pas un rêve et il y avait cette impression, cette foutue impression de revivre cette scène inlassablement.

Sasha s'était très souvent débrouillée seule. La rue, elle connaissait. La faim aussi. Mais elle n'avait jamais réellement été seule. Il y avait eu ses frères, sa mère même si elle criait souvent et son père. Papa n'était plus là. Elle avait appris qu'il avait été sauvé de l'incendie par des pompiers et qu'il avait été transféré à l'hôpital central de Gotham. Il n'était plus là pourtant. Il était devenu quelque chose d'autre, quelque chose qui ne serait plus jamais son père. Elle se retrouvait seule. Seule, oui, mais elle n'était pas pour autant vulnérable. Dans la manche de son pull, elle y cachait un morceau de verre qui lui servait d'arme blanche. Qu'ils essayent de l'approcher, elle ne se laisserait pas faire. Elle ne se laisserait plus faire. Et si personne ne l'aiderait et si les justiciers n'étaient même plus capables de faire les choses biens, justes, elle n'aurait aucun mal à rendre justice elle-même.